2 307 mètres est une bonne altitude pour décider de mourir. C’est ce que je me dis en levant les yeux de ma montre tactile. D’en haut, je crois revoir les grands tapis sur lesquels j’animais mes figurines d’enfant. Un chemin sillonne parmi les pins californiens, des silhouettes s’agitent. Même les arbres paraissent plats.
Là-haut, tout est blanc. Blanc de la neige du dôme où je me tiens, qui tabasse ma peau en réverbérant le soleil de 17 heures, blanc du ciel gris, blanc blanc blanc, et l’impression diffuse que la couleur pénètre dans mon esprit. Je contemple, et voudrais me gifler de ne pas profiter suffisamment du rêve dans lequel je suis. Ma conscience s’enfuit par le sommet de mon crâne, s’envole et je m’aperçois en petit, tout petit. C’est moi, la figurine dans ma main d’enfant qui m’a déposé au sommet.
Je me suis collé ce défi : escalader seul et en hiver le plus haut mur de granit des États-Unis. Je me suis entraîné, je l’ai tenté, j’ai réussi. En descendant vers le plateau, le vent souffle et mes tympans sifflent. Ma main cherche dans ma poche la feuille symbolique et le crayon de bois. Mécaniquement, le regard dans l’horizon, je coche la dernière case. Je me laisse le chemin jusqu’à l’hôtel pour revenir sur cette décision qui s’est imposée à moi : en revenant en France, je vais organiser mon suicide. Je n’ai plus rien à mettre sur ma bucket list.
***
Du plus loin que je me souvienne, j’ai toujours structuré ma vie autour de bucket list. Une bucket list, c’est une liste de rêves qui n’appartiennent qu’à vous. J’ai réussi tous mes objectifs :
O cuisiner de tête des plats des 7 continents
O survivre 1 mois dans la nature
O aller en haut du Mont Blanc
O coudre une tenue complète
O maîtriser 8 sports
O réaliser un film
O conduire un train
O …
On me prête souvent une forte énergie, mais je ne suis pas d’accord. Je mets simplement des nouvelles activités sur ma bucket list, puis je m’y adapte. A 19 ans, j’ai commencé à poster des images de mes aventures sur Instagram, ça a bien marché. Dix ans plus tard, j’ai 5 millions d’abonnés, et des partenariats remplissent mon compte en banque.
Depuis tout gamin, j’ai toujours trouvé quoi y mettre. Une bonne ligne de bucket list, c’est un truc qui a de la gueule, qui fait bander, ça n’a rien d’existentiel. Chaque premier janvier, je me creuse la tête et le bide pour déterminer les objectifs qui me feront vibrer l’année d’après.
On fête la Saint-Sylvestre demain, plus qu’une nuit avant la rituelle introspection. Je la sais déjà inutile. La seule chose qu’il me reste à faire, j’en suis certain, c’est foncer comme je l’ai toujours fait, tête baissée, sans regarder en arrière, aller jusqu’au bout pour vivre la plus intense de mes lignes : ma mort.
***
- Et toi, c’est quoi ta bonne résolution pour l’année prochaine ?
- Me tuer.
- Pardon ?
- Rassurez-vous, j’ai trouvé un repreneur pour la boîte et vous ai recommandé à plein de …
C’est une expérience assez universelle, je pense, d’entendre ses collègues lâcher des « tu déconnes ? » ou « arrête, tu me fais peur » à l’annonce de son suicide à venir en réunion d’équipe. Ils me coupent la parole avant que je finisse de leur présenter les indemnités et autres avantages associés à ce plan de départ. J’attends calmement que la tempête passe, et regrette de ne pas leur avoir programmé de formation sur la discipline et le rapport au leadership.
Ils se sont tus. Ils tentent de discerner si je suis blagueur, dépressif, fou, ou les trois à la fois. Mais rien de tout ça, je suis juste déterminé et en paix. Le silence est pesant, Alex rentre dans la salle en trombe :
- Yes désolé du retard, je suis en train d’avancer sur la sponso TravelEach, ça te va si on prévoit un tournage vendredi ?
- Non, je serai mort.
- Oh tu fais chier tu… Pardon ?
***
Emilie n’a pas réagi sur le coup, elle est venue me voir à la pause café. Elle me demandait des anecdotes sur mon voyage aux États-Unis, et je lui ai raconté le parc naturel, à quoi ça ressemble d’en haut, le tapis de pins et le gris du ciel. Je lui décris le plus précisément possible chaque détail, elle suit et imprime sans poser de question. Le puzzle se reconstruit, elle voit enfin le tableau de ma mémoire en entier. Ses yeux sont des feux d’artifice :
- Magnifique ! Tu vas vraiment te tuer ?
- Oui.
- Tu vas me manquer.
Elle marque un temps. Je continue de la regarder et elle reprend, en souriant :
- C’est moi la dernière personne à qui tu penseras ?
- Bien sûr. Ou Ryan Gosling, pour partir sur une belle image.
- T’es con.
Ma dernière journée s’évapore doucement. Je lui suis reconnaissant de me parler d'elle sans trop me juger moi. Il me reste encore beaucoup à faire :
O Embrasser Emilie.
O Rejoindre l’appartement.
O Finir mes bagages (dernière bucket-list, crayon).
O Accueillir le camion d’Emmaüs pour tout le reste.
O Envoyer les faire-parts de décès .
O Rappeler les pompes funèbres pour bien organiser les choses.
O Acheter le matériel.
O Mettre mes chaussures.
O Mettre mon manteau.
O Partir, pour la maison de mes parents.
Puis :
O Entrer, dans la maison de mes parents.
O Ranger la bucket-list.
O Partir.
***
Je coche, coche, coche, coche, coche, coche, coche, coche, coche, coche et j’atteins la maison à l’heure où les lampadaires s’allument. J’ouvre vite la porte sans regarder en arrière, je n’aime pas le soir. Il rappelle le temps entre les cases cochées, est témoin de la limite du jeu. Jour après jour, inéluctable. Sans parler des étoiles humiliantes qui se savent inaccessibles. C’est pour les fuir que j’ai décidé de vivre à Paris. Je ferme, et je coche. Plus que deux étapes.
Je sors le classeur de la boîte à chaussure mal fermée. Une année de poussière s’évanouit et je secoue encore. J’ouvre par la fin, pour glisser dans le feuillet transparent la toute dernière Bucket-List, comme un rituel. Je sais mon esprit décidé et voit pourtant ma main trembler. Je soupire. La feuille A4 froissée trouve son abri. Avant de la glisser complètement, je coche. Plus qu’une.
Mais le classeur ne se referme pas. Mon œil est attiré par la page de gauche. Ma liste de l’an dernier. Je me souviens de ces objectifs, je me souviens de tout. Je le tiens depuis que je suis gosse, chaque année. Comme pour tester ma mémoire, je remonte le fleuve.
27 ans :
O Faire 100km en Kayak.
O Grimper en haut du K2.
O Atteindre les 4 millions d’abonnés sur Instagram.
O Courir un marathon.
Tout est coché, tout a été fait.
24 ans :
O Visiter un lieu saint de chaque culte.
O Faire un trajet de plus de 500 km en scooter.
O Cuisiner 10 recettes d’Asie.
O Prendre du LSD (bien accompagné).
Je vais de plus en plus vite.
14 ans :
O Fumer un bédot.
O Emballer Sonia.
O Taper plus de 20/20 sur un contrôle.
O Faire une fugue sans se faire choper.
O Conduire une 50.
Plus que quelques pages.
6 ans :
O Trouvé la raiserve de chocola.
O Allez au zoo avec papi.
O Fèr une baitise.
La toute première case. J’éclate de rire en regardant la vieille commode affaiblie, dont le tiroir du fond avait caché mon tout premier trésor, presque trois décennies plus tôt. Mon rire résonne et un écho me revient, au goût de cacao. Il est temps.
Dans ma poche, le chemin vers la suite : je dévisse le capuchon et avale. Il en reste un peu, un fond, il me reste à faire.
Pour une fois, je triche, il me serait bien sûr impossible de cocher la case après. J’inscris la croix, glisse la feuille, descend le classeur au feu. Ma montre indique 10 mètres d’altitude. Je me redresse et les poutres du grenier commencent à flotter dans mon champ de vision. Je m’accroche aux murs pour descendre les étages, les escaliers tanguent, j’agrippe la poignée de la porte d’entrée comme une bouée.
Le bois m’attend dans l’âtre de la cheminée, presque moisi. J’ajoute quelques branches fraîches et lance le bûcher. Les pochettes plastiques commencent à s’embraser, l’odeur est insupportable. Personne ne doit trouver ce classeur, après. C’était à moi, à moi seul. C’était moi.
Je le regarde longuement s’effriter, jusqu’à la dernière cendre, sentant avec lui une part de moi s’envoler. Il n’y a plus rien désormais. Je m’éloigne avec la démarche d’un fantôme, libéré de tous les poids et de toutes les forces.
Je sors en direction du pommier. Est-ce qu’il neige ? Je crois voir la balançoire chanceler sous le poids des flocons. Tout se recouvre. Comme une feuille qui redeviendrait vierge.
Mes pieds se dérobent sous mes hanches, choc du flacon contre le sol et le blanc s’étend, encore du blanc, un bruit sourd dans mes oreilles, seulement du blanc, je me noie dans une mer vide. Mon corps, carcasse inerte. Tombe.
***
Du vide repousse les étoiles.
Je les contemple.
Je n’ai plus peur.
Je leur tiens tête.
Je suis avec elles.
Mon corps se relève.
Plus rien ne ressemble au monde d’avant.
Vibration.
Ma montre.
0 mètre d’altitude.
Une nouvelle sur un coin reculé de la forêt où Christophe caresse le rêve de créer une communauté. Quand il reçoit son premier visiteur, il se doit de le recevoir comme un Frère malgré le mystère qui l'entoure.
Un affreux nazi et une poupée partagent curieusement le même patronyme, en plus d'être mondialement connu·es. Une argumentation malhonnête à souhait réalisée pour un concours d'éloquence.